Reportage
Le "Capitaine Joe", l’officier de l’armée israélienne en charge de la zone, ne prend pas de gants pour mettre en oeuvre la consigne : vingt-cinq shebabs (jeunes) qui protestaient contre leur claustration forcée ont été blessés par balles, une dizaine d’autres ont été arrêtés. La raison de ce harcèlement ? Les pierres et les cocktails Molotov jetés sur les voitures de colons qui longent le village. "Le comportement de l’armée est encore pire qu’au début de l’Intifada", soupire Iyad Khalaf, le maire.
Le premier ministre israélien, Ehoud Olmert, qui ne manque pas une occasion de professer son désir de paix, n’a sûrement jamais entendu parler d’Azzun. Le sort réservé à ce village relève de la routine. En 2007, en Cisjordanie, tous les mois, en moyenne huit Palestiniens ont été tués, 100 blessés et 410 arrêtés, d’après l’agence humanitaire des Nations unies OCHA. Treize Israéliens ont été tués en Israël et dans les territoires occupés au cours de la même année, durant laquelle un seul attentat a été commis.
Les chiffres de janvier et février 2008 corroborent ces tendances, que l’attentat perpétré début mars contre une yeshiva (école talmudique) de Jérusalem ne devrait pas modifier en profondeur. Autrement dit, la relance du processus de paix, lors de la conférence d’Annapolis en novembre 2007, et l’effondrement du nombre d’attaques palestiniennes en Cisjordanie, n’ont rien changé au mode opératoire de Tsahal.
A l’instar d’Azzun, chaque ville et village a son propre "Capitaine Joe". "L’armée israélienne, c’est une pyramide inversée", explique Akiva Eldar, vétéran du quotidien israélien Haaretz et farouche opposant au gouvernement actuel. "Ce sont les officiers de terrain qui façonnent la politique, à la place du premier ministre. Du jour au lendemain, ils peuvent barrer l’accès à un village par un nouveau tas de terre. Cela incite les Palestiniens à penser soit que notre premier ministre est faible, soit qu’il se moque d’eux."
Porte-parole de Tsahal, l’armée israélienne, le major Avital Leibovich réfute cette analyse. "S’il n’y a pas eu en 2007 d’infiltration terroriste en Israël provenant de Cisjordanie, c’est grâce à la clôture de sécurité (la barrière de séparation), aux check-points et à l’action de nos soldats", assure-t-elle. Et d’énumérer "les couteaux", "les munitions" et "les bombes" saisis chaque semaine aux barrages, et même cet "explosif caché dans un singe en peluche", preuves, selon elle, de la "motivation intacte" des groupes armés palestiniens.
Et la paix censée être signée d’ici à la fin de l’année ? L’armée n’aurait-elle pas un rôle à jouer dans son avènement ? "Nous essayons de rendre la vie des Palestiniens plus confortable, affirme la porte-parole. Nous avons bâti de nouveaux barrages en dur, de façon à ce qu’ils n’aient plus à patienter sous la pluie." Interrogée sur la pertinence d’une telle mesure, le major Leibovich réprime un fou rire. "Quoi ?, s’exclame-t-elle. Vous pensez que c’est le job de l’armée de réduire la frustration des Palestiniens ?" Difficile de faire plus éloquent.
Fragilisée par l’échec de son offensive au Liban, Tsahal est plus que jamais prisonnière de sa "culture sécuritaire". Yoram Péri, professeur de sociologie politique, en donne la définition suivante : "Se concentrer sur la destruction des capacités de l’adversaire à faire du mal, au lieu de se concentrer sur la destruction de sa motivation à faire du mal."
Au début de la seconde Intifada, à l’automne 2000, cet état d’esprit avait attisé la colère de la rue en Cisjordanie et à Gaza. Un documentaire récemment diffusé en Israël, "Un million de balles en octobre" - allusion à la montagne de munitions tirées sur les manifestants palestiniens en un mois - démontre comment, à l’époque, l’armée a ignoré les consignes d’apaisement du gouvernement, aussi timides fussent-elles. "Du chef d’état-major au dernier des sergents à un check-point, aucun d’entre eux n’applique votre politique", s’était ému Ephraïm Sneh, ministre adjoint de la défense, devant Ehoud Barak, alors premier ministre.
La crise actuelle n’est pas aussi aiguë que celle d’octobre 2000. Mais les symptômes sont là, qui attestent sinon du dédain, du moins du désintérêt de l’état-major pour le processus d’Annapolis. Ce qui se passe à Naplouse est un cas d’école. Baptisée "capitale du terrorisme" en Israël, la ville est désormais la vitrine des efforts de remise en ordre entrepris par l’Autorité palestinienne. Les miliciens qui semaient le chaos sont rentrés dans le rang. Certains se sont même livrés à la police, en échange d’un "pardon" de l’Etat juif.
Pourtant, Tsahal continue d’y mener des raids quasi quotidiens, au cours desquels des combattants en théorie amnistiés ont été tués. "L’armée israélienne, analyse un diplomate étranger, se comporte comme si les Palestiniens en étaient encore à la case départ. Elle est dans une logique d’éradication sans fin qui menace de réduire à néant les progrès des six derniers mois."
Pour asseoir son autorité sur les milices armées, Mahmoud Abbas avait commandé à la Russie une dizaine d’automitrailleuses blindées. Ehoud Olmert avait donné son feu vert à la livraison. Mais l’armée, de peur que les véhicules ne tombent dans de mauvaises mains, a revu la transaction à la baisse : oui aux blindés, mais sans leur mitrailleuse. Exaspérée par ce diktat, l’Autorité palestinienne a fini par annuler la commande.
Dans l’esprit d’Annapolis, la relance de l’économie doit servir de tremplin à la création d’un Etat palestinien. Parmi les projets censés impulser ce nouvel élan, figure la construction d’un complexe de logements à prix modérés, en lisière de Naplouse. Mais, pour des raisons de "sécurité", l’armée israélienne refuse d’autoriser la circulation sur la route qui mène à ce futur lotissement. "Tant que nous n’aurons pas ce feu vert, le projet sera irréalisable", soupire un expert étranger impliqué dans le dossier.
Tsahal se retrouve prise au piège de sa propre force. Victime de son inertie et de sa propension à privilégier les risques sur les opportunités. Les 550 barrages disséminés en Cisjordanie illustrent ce travers militaire. Des promesses de démantèlement formulées par les dirigeants israéliens, aucune n’a été mise en oeuvre.
Des solutions existent pourtant, pour faciliter les déplacements des Palestiniens sans nuire à la sécurité d’Israël. Un groupe d’anciens hauts gradés a présenté début février un plan en ce sens. "Nous n’avons reçu aucune réaction de l’armée, explique Ilan Paz, général à la retraite et corédacteur du plan. Je sais que, de toute façon, elle y est opposée. L’état-major est persuadé que le déclin de l’Intifada provient uniquement de son action antiterroriste. Ce n’est vrai qu’à moitié. Les barrages créent une frustration qui, à long terme, alimente le terrorisme."
Le 4 janvier 2007 déjà, le décalage entre politiques et militaires était apparu au grand jour. Ce jour-là, les blindés avaient fait irruption dans la grand-rue de Ramallah. Au même moment, le premier ministre israélien rencontrait le président égyptien, Hosni Moubarak, à Charm el-Cheikh. Le raid avait fait quatre morts, devant les caméras d’Al-Jazira. "Olmert n’en croyait pas ses yeux", raconte Akiva Eldar, en familier des coulisses politiques israéliennes. Signe de l’ascendant des militaires sur la classe politique, l’affaire n’avait donné lieu à aucune réprobation publique.
"Chaque matin, un nouveau rapport des renseignements militaires tombe sur le bureau d’Olmert, explique Akiva Eldar. Tous prédisent le déclenchement d’une troisième Intifada dans quelques mois. Si le premier ministre ordonnait une levée de check-points et qu’un attentat survenait après, l’armée ne se gênerait pas pour faire savoir aux médias qu’elle l’avait prévenu. Pour Olmert, la règle numéro un c’est de couvrir ses arrières." Une précaution aussi vieille que l’Etat d’Israël. Dès sa création, en 1948, Tsahal s’est arrogé le monopole de l’expertise sécuritaire. "Lors de la réunion de cabinet du dimanche matin, le discours du chef d’état-major s’impose à tous les membres du gouvernement, car ceux-ci ne disposent d’aucune source d’information alternative", déplore Kobi Michaël, un ex-colonel reconverti dans la recherche universitaire.
L’emprise des hauts gradés est encore plus forte quand le premier ministre, comme c’est le cas actuellement, peine à formuler une vision stratégique claire : "Faute de directives politiques, c’est la logique opérationnelle qui tient lieu de stratégie, dit Matti Steinberg, un ancien du Shin Bet, les services secrets israéliens. Et l’armée se retrouve à faire ce qu’elle sait le mieux faire, à savoir réprimer. La pensée est basée sur l’absence de pensée."
Par le passé, plusieurs premiers ministres ont su dire non à leur chef d’état-major. Notamment Ariel Sharon, qui a su imposer le retrait de Gaza en 2005, et Ehoud Barak celui du Liban en 2000. Auparavant, la paix avec l’Egypte en 1978 et les accords d’Oslo en 1993 avaient également été signés en dépit des préventions de l’armée. S’il veut à son tour entrer dans l’Histoire, Ehoud Olmert devra lui aussi tordre le bras des généraux. Pas sûr que cet ancien avocat, au CV militaire maigrelet, en ait l’étoffe. Ni même la volonté.